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Devoir de vigilance  : une nouvelle approche (punitive) de la RSE ?

Social - Fonction rh et grh, Santé, sécurité et temps de travail, Europe et international
Affaires - Sociétés et groupements
27/04/2017
La loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre accroît, de manière désordonnée, les contraintes qui pèsent sur les entreprises en matière de RSE, analysent Catherine Millet-Ursin, avocat associé et Sarah Bouchenafa, avocat, du cabinet Fromont Briens.
 
La responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) ne cesse d’évoluer ! Le devoir de vigilance en est une nouvelle application. La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 (relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre) a été publiée au Journal Officiel du 28 mars 2017 après un long (et douloureux) travail parlementaire, censuré partiellement par le Conseil constitutionnel le 23 mars dernier (Décision n° 2017-750 DC du 23 mars 2017).
 
Traduction d’une promesse de campagne du (futur ancien) Président de la République ou déclenchement d’une réflexion renouvelée sur la responsabilité des multinationales, suite au drame du Rana Plaza en 2013 qui avait marqué l’opinion, le législateur avait entendu « responsabiliser les sociétés transnationales afin d'empêcher la survenance de drames en France et à l'étranger et d'obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l'environnement ». Nul ne contestera l’importance et la générosité de cet engagement.
 
Si les réflexions sur la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises (RSE) ne sont pas nouvelles, cette loi vient accroître les contraintes qui pèsent sur les sociétés en la matière puisqu’elle instaure au-delà d’un principe de vigilance, l’obligation d’élaborer un plan de vigilance préventif et public, qui donnera lieu à des sanctions en cas de non-respect de ces obligations.
 
 
I - L'obligation d'établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance
 
Quelles sont les sociétés concernées ?
 
Les obligations nouvelles s'appliqueront aux sociétés (SA, SAS ou encore sociétés en commandite) ayant leur siège social en France qui emploient, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins 5 000 salariés en leur sein et dans leurs filiales françaises, ou au moins 10 000 salariés en leur sein et dans des filiales françaises et étrangères.
 
Ce dispositif se concentre donc sur les grandes entreprises et devrait concerner environ 150 sociétés multinationales (selon les estimations du gouvernement).
 
Notons que certaines sociétés, remplissant les exigences de forme, de lieu de siège social et d’effectifs, pourront s’en exonérer si une société de leur groupe se conforme déjà à cette obligation.
 
Les nouvelles obligations en matière de RSE
 
La loi vise à instaurer pour ces sociétés, leurs filiales mais également leurs sous-traitants et leurs fournisseurs une nouvelle obligation tendant à l’élaboration et à la mise en œuvre de « manière effective d’un plan de vigilance », visée par l’article L.225-102-4 du Code de commerce, nouvellement créé.
En pratique, ce plan devra comporter des mesures de « vigilance raisonnable » propres à identifier les risques et à prévenir les « atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement ».
Le périmètre d’application du plan de vigilance est relativement large puisqu’il inclut l'ensemble des filiales contrôlées directement ou indirectement par les sociétés visées ainsi que tous les sous-traitants et les fournisseurs avec lesquels elles entretiennent une relation commerciale établie, quels que soient la nature des activités de ces entreprises, leurs effectifs, leur poids économique ou le lieu d'établissement de leurs activités. La notion de « relation commerciale établie » au regard du devoir de vigilance devrait s’apprécier selon la jurisprudence en fonction de sa durée, de son intensité et de sa stabilité.
S’agissant des mesures de vigilance, la loi apporte des précisions sur le contenu du plan en s’inspirant de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite loi Sapin 2 et en excluant du plan de vigilance les mesures à prendre en matière de prévention  contre les risques de corruption ou de trafic d’influence déjà introduites par la loi (article 17 de la loi n° 2016-1691précitée). Les obligations ne sont cependant pas de même nature.


Contenu du plan

Le plan doit :
  • Etablir une cartographie des risques destinée à les identifier, les analyser et les hiérarchiser ;
  • Prévoir des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;
  • Mettre en œuvre des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
  • Définir un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les parties prenantes de la société (actionnaires, organisations  représentatives du personnel, fournisseurs, sous-traitants, organisations non gouvernementales, cette notion n’est pas définie tout comme la manière dont peut s’organiser la concertation) ;
  • Elaborer un dispositif de suivi des mesures déployées  et d’évaluation de leur efficacité.
Un décret en Conseil d’État à paraitre prévoit de compléter ces mesures et préciser les modalités d’élaboration et de mise en œuvre du plan, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale (art. L 225-102-4, I-dernier al.). Pour autant, ce décret qui devrait apporter des précisions notamment sur la présentation formelle du plan, ne devrait pas selon le Gouvernement, imposer aux sociétés d’autres obligations que celles prévues par la loi.
 
Enfin, le plan et le compte rendu de sa mise en œuvre effective devront être rendus publics et inclus dans le rapport mentionné à l’article L. 225-102, sans pour autant que les modalités de cette publicité n’aient été précisées (mise en ligne sur le site internet de la société, simple dépôt au greffe du tribunal de commerce, etc.).
 
En résumé, on retiendra que la seule survenance d’un dommage dans une filiale, chez un sous-traitant ou un fournisseur ne devrait pas être regardée comme une méconnaissance du devoir de vigilance imposé aux sociétés concernées. Le manquement  ne sera caractérisé qu’en cas de  cartographie des risques manifestement insuffisante (comment sera-t-elle appréciée ? au regard des règles locales, d’un standard international s’il existe, des règles françaises, autant de questions non réglées). Il le sera également  en l’absence de respect des procédures internes de contrôle que la société aura elle-même décidées dans le cadre du plan. Il n’y a pas en ce domaine d’obligation de sécurité de résultat (heureusement), mais une simple obligation de moyens.
 
 
 
2- Sanctions de la violation des obligations

Mise en demeure de se conformer aux obligations
En cas de méconnaissance de ses obligations, une société pourra être mise en demeure de s’y conformer dans un délai de trois mois. La loi ne précise pas l’auteur de cette mise en demeure mais toute personne justifiant d’un intérêt « légitime » à agir (notamment organisations syndicales, ONG, associations constituées depuis un certain nombre d’années, etc …) pourra demander au juge compétent [1]de lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. Le président du tribunal peut être saisi en référé aux mêmes fins (article L 225-102-4, II du Code du commerce).
Enfin, le dernier alinéa (censuré) de l'article L. 225-102-4 prévoyait que la société assujettie aux obligations relatives au plan de vigilance qui n'y satisfait pas pouvait également être condamnée au paiement d'une amende civile d'un montant maximal de dix millions d'euros. Le Conseil constitutionnel a opportunément  jugé que le législateur, faute d’avoir défini l'obligation qu'il instituait en des termes suffisamment clairs et précis, ne pouvait la sanctionner de la sorte. Beaucoup s’interrogeaient par ailleurs sur le sens et l’efficacité de cette  sanction.

Responsabilité civile de la société
Bien que le Conseil constitutionnel ait supprimé les amendes civiles, le manquement aux obligations définies à l’article L.225-102-4 du Code du commerce peut être sanctionné par la mise en cause de la responsabilité de la société dans les conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du Code civil (anciennement articles 1382 et 1383 du même code).
La mise en jeu de cette responsabilité par toute personne qui aura intérêt à agir, requiert un lien de causalité direct établi entre les manquements et le dommage et permettra une réparation du préjudice
La juridiction peut ordonner l’exécution de sa décision sous astreinte ou encore la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision ou d’un extrait de celle-ci, selon les modalités qu’elle précise. La publicité donnée à la décision (indépendamment des dommages et intérêts éventuellement  octroyés aux victimes) constitue une crainte majeure pour les sociétés soucieuses de leur réputation et de leur image auprès de leurs clients.
 
3- Entrée en vigueur
 
Les nouvelles obligations issues de l’article L.225-102-4, notamment l’établissement du plan de vigilance, s’appliquent dès à présent, « pour l’exercice au cours duquel la (…) loi a été publiée » (l’exercice 2017 pour les sociétés clôturant leur exercice au 31 décembre). L’obligation relative au « compte rendu » à réaliser sur  la mise en œuvre effective du plan de vigilance ainsi que l'ensemble des dispositions relatives aux sanctions (injonction suivant une mise en demeure/responsabilité civile), ne seront applicables qu’à compter du rapport annuel de gestion portant sur le premier exercice ouvert après la publication de la loi. Le compte rendu sera donc intégré dans le rapport établi en 2019 sur l'exercice 2018.
 
Si le progrès, la transparence, l’engagement au cœur des politiques déployées en matière de RSE sont légitimes, une rationalisation voire une harmonisation des obligations en ce domaine serait souhaitable : en effet, les obligations des entreprises sur la communication des éléments extra financiers ne cessent d’évoluer sans forcément beaucoup de cohérence et de cohésion. Une même information peut être exigée sous des formes variables selon le texte applicable, pouvant rendre difficile la pertinence et l’appréhension des données transmises.  Une ordonnance est annoncée pour revoir, harmoniser les différentes exigences en ce domaine : elle sera la bienvenue.

Par Catherine Millet-Ursin, avocat associé et Sarah Bouchenafa, avocat, cabinet Fromont Briens
 
[1] La doctrine semble retenir la compétence du tribunal de grande instance et non celle du tribunal de commerce compte tenu de la possibilité initialement prévue par le texte de prononcer des amendes civiles.
Source : Actualités du droit